Quand quitter? Quand tout le monde quitte!

La grande récession américaine de 2007 à 2009 a donné une arme aux employeurs contre les salariés volages et/ou trop gourmands : la peur. C’est ce qu’on peut constater à la lecture d’un ouvrage publié par la Wharton School of Economics de l’Université de Pennsylvanie, et intitulé Contempt, Crazy Hours and the Economics of Quitting Your Job (Mépris, heures de fou et les calculs économiques de la démission).
Avant la crise, les travailleurs quittaient allègrement leur emploi pour un autre meilleur. Après la crise, ils ont tellement peur de se retrouver devant rien qu’ils ne démissionnent plus et n’exigent rien de leur employeur. Ils acceptent même de travailler des heures de fou, puisque leurs employeurs ne comblent plus les postes vacants.
Tout ça même s’il y a plus de 5 ans que la crise économique est terminée, que le marché du travail américain a depuis retrouvé ses emplois perdus et que le taux de chômage affiche sa meilleure mine depuis 2008.
Les statistiques sur les démissions peuvent paraître anodines, mais en réalité elles permettent d’analyser finement la confiance des travailleurs face à la situation économique, leur capacité à se trouver un autre emploi, et donnent aussi de bonnes indications sur les tendances futurs des salaires et conditions d’emploi. Quand les travailleurs démissionnent, cela veut dire qu’il y a plus d’emplois disponibles, que les gens ont confiance en l’avenir au point de risquer «un tiens» pour «deux tu l’auras», et qu’un employeur, quelque part, est prêt à payer davantage pour le talent. Donc, que les salaires devraient croître à un rythme plus soutenu dans les mois à venir.
Mais ce n’est pas ce qui s’observe. Selon les auteurs de ce papier, cela signifie que non seulement le marché du travail ne va pas bien, mais que l’économie américaine toussera encore longtemps. Car, si pour les employeurs, un taux de roulement élevé traduit de sérieux problèmes internes, et que ça coûte cher, pour le marché de l’emploi et l’économie en général, c’est magique.
En effet, ce que les économistes appellent la fluidité du marché du travail, agi comme un booster d’innovation, de créativité, de productivité et de salaires. Or, le marché du travail est si peu fluide en ce moment qu’il ressemble à un ruisseau desséché.
Normalement, les gens quittent un emploi parce que des entreprises naissent, ou d’autres croissent rapidement. Où trouvent-elles leurs nouveaux employés, ces entreprises? Généralement dans d’autres firmes. Or, malgré les bonnes statistiques sur le chômage et la création d’emploi, le taux de démission demeure très faible. Moins de 2% des employés démissionnent chaque mois, contre 2,6% avant la récession. Un taux trop faible au goût des économistes.
Qu’arrive-t-il, alors? Les emplois créés sont en grande partie peu payants. Les salaires n’augmentent guère plus, sauf dans quelques niches, liées notamment aux technologies de l’information. Et c’est pour cette raison que, malgré qu’une majorité d’Américains déteste sa job actuelle (73% selon un sondage Pew et USA Today), peu nombreux sont ceux qui osent envoyer paître leur patron pour un autre.
D’autant plus, fait-on valoir dans l’article, que cette récession a joué profondément dans l’âme du travailleur américain. Désormais, il ne croit plus en personne, ni en son patron, ni en son futur patron. C’est que durant cette période, ils ont vu des entreprises en pleine santé et en pleine croissance, licencier malgré tout, question de plaire aux actionnaires.
Pour deux économistes, cités dans l’article, Steven J. Davis de l’Université de Chicago et John Haltiwanger de l’Université du Maryland, tout ça, «c’est franchement très déprimant.»
Au Canada et au Québec
Pour chez nous, il n’y a pas de données colligées ici sur les démissions. Les taux de roulement annuels sont comptés, mais on y distingue mal les départs volontaires des involontaires.
N’empêche, on peut croire que plus le taux de roulement s’élève, plus le marché de l’emploi démontre de la santé. Et ici aussi, après avoir atteint des sommets au milieu des années, le taux de roulement demeure faible par rapport aux années précédentes. Selon les données les plus récentes, le taux de roulement est passé à près de 40% en 2009 au Québec, à 33% en 2012. La dynamique pourrait donc être la même.